Analyse de l’espace décisionnel de la gestion des déchets radioactifs belges
By Grégoire Lits 22 June 2020
Pour comprendre le débat actuel sur la gestion des déchets radioactifs en Belgique, il est utile de décrire l’évolution des controverses et des acteurs qui sont impliqués dans son “espace décisionnel”.
C’est ce que j’ai tenté de réaliser dans ma thèse de doctorat qui analyse de manière sociologique l’évolution des prises de décision liées à la gestion des déchets radioactifs en Belgique entre 1915 et 2015.
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2015, Lits G., La gestion des déchets hautement radioactifs belges à l’épreuve de la démocratie : contribution à une sociologie des activités décisionnelles, Thèse de doctorat en sciences politiques et sociales, Université catholique de Louvain. 463 pages.
Résumé
Après avoir réalisé pendant une trentaine d’années des recherches scientifiques sur les capacités de l’argile dite « de Boom » à isoler de l’environnement les radioéléments contenus dans les déchets radioactifs provenant des centrales nucléaires belges, l’ONDRAF (Organisme national belge des déchets radioactifs et des matières fissiles enrichies) a décidé, en 2009, de fournir au gouvernement fédéral belge un « Plan déchets » dans lequel il recommande la solution technique de l’enfouissement des déchets radioactifs en couche géologique profonde comme solution définitive aux problèmes des déchets radioactifs.
Mon travail de doctorat a consisté en l’analyse compréhensive de l’espace de décision au sein duquel ce plan technique de gestion a été produit. Au moyen de méthodes de collecte de données qualitatives (observations, entretiens, analyse documentaire), j’ai pu analyser les différents « instruments de décision » mobilisés par les acteurs actifs dans cet espace décisionnel pour produire le Plan déchets. Parmi ces instruments (méthode d’analyse de risque, rapport d’analyse d’impacts environnementaux…), je me suis particulièrement intéressé à la systématisation, à partir des années 2000, du recours à des dispositifs ayant pour objectif la participation du public dans la construction des solutions techniques de gestion des déchets radioactifs ainsi qu’à leur usage dans le cas de la production du « Plan déchets » belge.
D’une manière générale, la littérature sociologique portant sur la gestion des déchets radioactifs en Europe a mis en évidence l’apparition d’un « tournant participatif » dans les modes de prises de décision liés à cette question. Selon les analyses réalisées à partir d’une perspective de sociologie des sciences, ce tournant participatif serait la manifestation d’une sortie de la logique technocratique qui prévalait jusque-là ainsi que le signe d’une « démocratisation » des problèmes techniques dans nos sociétés.
L’analyse empirique que j’ai réalisée me permet de nuancer cette conclusion de trois manières.
Premièrement, l’analyse historique de l’évolution des formes des espaces de décision nucléaire belges permet de mettre en évidence que, si le recours à des dispositifs participatifs est bien une nouveauté et que la participation du public à la prise de décision a bien augmenté, la logique technocratique des décisions (donnant un pouvoir important aux experts ainsi qu’au pouvoir exécutif, par opposition à un système donnant beaucoup de marge de manœuvre au pouvoir législatif) n’a, quant à elle, que très peu évolué.
Dans un deuxième temps, si l’on étudie les lieux où ces dispositifs participatifs ont été conçus, on observe que leur premier objectif est de résoudre ce que les ingénieurs nucléaires appellent le problème des « aspects sociaux » du nucléaire, c’est-à-dire l’émergence de contestations locales et nationales opposées aux développements industriels nucléaires. Les dispositifs participatifs ont alors principalement pour objectif, non pas l’accroissement de la légitimité des processus décisionnels, mais bien la construction de la confiance du public envers des acteurs actifs dans l’espace de décision.
Troisièmement, l’analyse de la mise en œuvre effective de la participation citoyenne par l’ONDRAF entre 2009 et 2012 permet d’affirmer que le recours aux outils participatifs ne peut se comprendre qu’au regard d’une autre innovation décisionnelle destinée à gérer le temps long des processus décisionnels nucléaires (près d’une centaine d’années pour la gestion des déchets) : la construction des prises de décision par étapes (stepwise decision making). Dans ce nouveau schéma de décision, la participation citoyenne apparaît davantage comme une extension du domaine de la technocratie (qui a d’ailleurs recours à une nouvelle source d’expertise -celle des sciences humaines- pour résoudre le problème des aspects sociaux du nucléaire) que comme une démocratisation des décisions à caractère technique.